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C’est l’un des basculements géostratégiques les plus spectaculaires de la décennie passée et c’est pourtant celui auquel les Occidentaux, accaparés par l’Europe et l’Asie, ont prêté le moins attention. En dix ans, la Russie a réussi à s’implanter, militairement et diplomatiquement, sur le continent africain, au point de chasser les forces françaises et américaines d’une partie du Sahel.
L’enquête, en trois volets, publiée par Le Monde à partir du 21 août, montre comment ce processus, lancé par Moscou dans la foulée de l’annexion de la Crimée et du début de l’intervention russe dans l’est de l’Ukraine en 2014, a été pensé et organisé par le Kremlin, qui a su mettre à profit l’héritage soviétique de la guerre froide, l’aveuglement français et le repli américain consécutif au fiasco de la guerre d’Irak.
L’intervention russe en Ukraine est suivie en 2015 de l’envoi de troupes et de l’aviation russes en Syrie pour sauver le régime Assad, que les Etats-Unis ont renoncé à combattre. C’est au Soudan en 2017, puis en République centrafricaine, que Moscou commence à mettre en œuvre sa stratégie africaine.
L’effort se poursuit à partir de 2020 dans les pays du Sahel (Mali, Burkina Faso, Niger), secoués par une série de coups d’Etat, tandis que la Russie consolide son emprise sur l’est de la Libye et s’introduit au Tchad. Cette stratégie repose sur deux instruments essentiels : des campagnes d’influence qui font monter contre l’Occident le ressentiment postcolonial des élites et d’une partie de la population africaines et, dans le domaine sécuritaire, les mercenaires de la milice Wagner.
En vingt-quatre ans de règne, Vladimir Poutine ne s’est rendu que trois fois sur le continent africain – et toujours en Afrique du Sud –, mais il y a orchestré le retour de la Russie, après une longue absence due à l’effondrement du bloc soviétique. Fort des liens tissés avec les futures élites africaines au temps de l’URSS, qui a formé des dizaines de milliers d’étudiants subsahariens, et jouant sur la solidarité de l’ancienne puissance soviétique avec les mouvements de libération, le président russe n’a pas besoin de se déplacer ; les nouveaux dirigeants africains font régulièrement le voyage à Moscou ou à Sotchi.
Après la rupture entre Vladimir Poutine et Evgueni Prigojine, le chef de Wagner, qui disparaît dans l’« accident » de son avion le 23 août 2023, deux mois après avoir tenté une mutinerie contre le Kremlin, Moscou réorganise son bras militaire en Afrique, remplace Wagner par une nouvelle organisation, l’Africa Corps, et affecte un vice-ministre de la défense à la gestion exclusive de la politique de sécurité en Afrique. La Russie ne sous-traite plus ; elle agit désormais à visage découvert.
Parallèlement, les troupes françaises déployées dans le Sahel depuis 2013, à la demande du gouvernement malien de l’époque, sont priées de partir par les nouvelles juntes au pouvoir ; le dispositif américain installé au Niger, lui aussi chassé, se replie piteusement sur la Côte d’Ivoire.
Autre leçon de l’aveuglement occidental sur les ambitions de la Russie de Poutine, la France a gravement sous-estimé les dynamiques à l’œuvre. Les régimes africains sous l’influence de Moscou pensent avoir recouvré leur souveraineté. Dénuée de toute velléité d’aide au développement économique, la Russie, elle, se maintient comme premier fournisseur d’armes de l’Afrique, y récolte des contrats miniers et y installe un autre front contre l’Occident.
Le Monde
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